Wang Ke Rong et moi-même sommes allés déjeuner avec Joe, un australien d'origine italienne, qui vient de rejoindre notre équipe... Pour le moins internationale.
Pour un occidental, la traduction anglaise du menu est souvent génératrice d'une crise de rire carabinée. Ce menu "anglais" propose nottament cette appêtissante "water salad", soit "salade à l'eau", ou encore d'inoubliables "garbage sandwiches", soit "sandwiches aux ordures". Malgré l'irrésistible tentation de succomber aux attraits gustatifs de mets aussi raffinés, nous avons commandé autre chose.
Après avoir essuyé nos larmes de rire face à une serveuse chinoise et dubitative, Joe et moi en sommes arrivés à évoquer les prénoms anglais que les chinois se choisissent.
Car en Chine, la plupart des individus éduqués souhaite avoir un prénom anglais. Dans le business, celà facilite la communication avec les étrangers, et surtout, ça fait plus cool. Par ailleurs, la phonétique chinoise permet difficilement à un occidental de prononcer correctement les noms chinois, et encore moins de s'en rappeler. Même Cai Li, avec qui je vis depuis près d'un an, s'amuse parfois à m'entendre prononcer son prénom.
Et il m'arrive souvent de rencontrer des locaux qui me demandent de leur trouver un prénom anglais. De même, quand j'explique que mon prénom est Christophe, les chinois trouvent celà imprononçable, et me demandent si je n'ai pas un nom anglais. Le résultat, c'est que presque tout le monde m'appelle soit Chris, soit Ke Lin.
Pour le côté amusant et bilatéral de la démarche, beaucoup d'expatriés demandent aussi à leurs amis locaux de leur trouver un nom chinois. Ainsi, "Ke Lin" est une sinisation phonétique de "Chri", les quatre premières lettres de mon prénom. Les chinois ne savent pas prononcer le "r", et celui-ci s'est transformé en "l". De "Chri", on est passé phonétiquement à "Kli", pour finir à "Ke Lin". "Ke" n'a pas de signification, et "Lin" veut dire "bois", dans le sens de la petite forêt, symbole de la sagesse naissante, et aussi d'une certaine prospérité, car en Chine, tout est codifié, et la superstition est tellement délirante que même les noms doivent porter chance.
Ici, il n'y a pas de Saints au calendrier. En mandarin, les noms sont issus du vocabulaire usuel... Et sont toujours connotés. C'est là que c'est amusant, car les chinois ne savent pas que les prénoms anglais ne sont pas des noms communs ou des adjectifs.
1°/ Les prénoms pragmatiques :
Dans la précédente entreprise où Joe travaillait, un manager avait décidé de s'appeler en anglais "Table"... Car c'est sur lui que tout reposait. Une de ses collègues, très ambitieuse, voulait se faire appeler "Reach", soit "atteindre".
Je suis en relation avec une commerciale qui se prénomme "Memo", pour bien montrer que dans ses tâches administratives quotidiennes, elle n'omet rien. Il y en a aussi des plus mercantiles, comme cet effroyable businessman, qui a souhaité se faire appeler "Money". Son nom de famille étant "qian" ("argent" en chinois), lire "Money Qian" sur une carte de visite quand on bredouille tant l'idiome de Shakespeare que celui de Confucius occasionne un sourire.
2°/ Les prénoms poétiques :
J'ai connu une demoiselle qui avait décidé de s'appeler "Piano", et une responsable en communication qui se prénommait "Snow" ("neige"), malgré son anatomie extrême orientale et sa peau matte. Au même titre, j'ai eu une correspondante qui a décidé de s'appeller "Echo". J'ai aussi rencontré un "Bonar" qui, malgré l'optimisme que présage son prénom, était impitoyable en affaires.
J'ai rencontré je ne sais combien de Sunny ("ensoleillé" en anglais), tant des hommes que des femmes. Le meilleur reste mon poteau Sun Ming Shan. Son nom de famille étant Sun (les chinois mettent le nom de famille avant le prénom), il se fait donc tout naturellement appeller Sunny Sun.
3°/ Les prénoms étonnants :
J'ai eu aussi dans mes relations des gens qui avaient sélectionné des noms de villes. J'ai connu un Vegas Zhou (qui était très joueur), ainsi qu'une Athena Guan (qui ne portait pas de sous-vêtements).
J'ai aussi connu un prophète, acessoirement commercial dans une usine de vélos électriques, et qui a eu le bon ton de s'appeller Abraham Gu.
J'avais un collègue qui s'appellait Kimi, et qui ne cessait de me soutenir mordicus qu'il s'agissait d'un prénom anglais. A mon avis, sa grand-mère a eu une aventure avec un soldat japonais il y a une soixantaine d'années.... Et il en a conservé un certain atavisme.
Le meilleur reste ce fournisseur, qui m'a indiqué que son prénom anglais était "Abobo". Me demande bien où il est allé le chercher, çui-là.
Pour la plupart des chinois, le monde est partagé en deux : la Chine, et l'étranger. Et tous les étrangers sont anglicistes de naissance. Dès lors qu'un prénom n'est pas chinois, il est fatalement anglais. Une petite cantonnaise me disait que son prénom anglais était Gretchen. Elle n'était ni blanche, ni blonde, ni opulente, et n'avait pas les yeux bleus.
Les chinoises, dont le panagérique de la pureté n'est plus à faire, s'entêtent pourtant parfois à trouver des prénoms redoutables. J'en ai connu deux, très proches affectivement.
La première, c'est Xiao Xu, ma petite soeur. Son nom chinois est Xu Rong, Rong étant son prénom. Elle souhaitait quelque chose qui s'en rapproche. Moi, je lui avais proposé Rose. Mais non, ça ne lui plaisait pas. Elle, elle tenait à s'appeller Rooney ! Comme Mickey Rooney ! Vous verriez la petite bombe exotique qu'elle est... Difficilement comparable avec Mickey Rooney ! Autant vous dire que je me suis tellement fais vibrer la glotte en l'entendant me répéter qu'elle s'appellerait dorénavant Rooney Xu, qu'elle a finalement changé pour Cindy, qui n'a rien à voir ! La seconde s'appelle Sun Zi Ling, et malgré sa pudibonderie conservatrice, elle avait choisi Ruth comme prénom anglais... Tout un programme !
J'ai aussi connu un Nicole. Oui, oui, j'ai bien écris UN Nicole. Même si le prénom est définitivement féminin, le jeune homme avait trouvé ça très joli.
4°/ Les prénoms superstars :
Un hongkongais que j'ai connu s'appelait Monsieur Pan, et il avait évidemment choisi Peter comme prénom. Difficile de faire du business avec un enfant qui ne veut pas grandir.
Chan est un nom de famille très commun en Chine : c'est leur Dupont-Durand. En trois ans, je ne sais combien de Jacky Chan j'ai pu rencontrer. Mais aucun ne faisait du cinéma à Hong Kong.
Et puis j'ai eu un bon copain, lui aussi cinéphile, et qui avait choisi "Cruise" comme prénom, prétextant que "Tom" était trop banal.
J'ai gardé le meilleur pour la fin, car ce prénom anglais suscite en moi les plus vives conjectures : Mister Yang a décidé que son prénom anglais serait "Krshm". Non, il n'y a pas de faute de frappe... Mais personnellement je n'ai jamais rencontré qui que ce soit dont le prénom ne comporte pas de voyelles !... Et tenter de le prononcer correctement reste une gageure.
Les chinois font l'amalgame entre la structure de leur langue, et celle des langues occidentales. Le mandarin est une suite de signes, qui sont tous lisibles indépendament. En Occident, c'est l'association voyelles et consomnes qui permet une lecture. Pour les chinois, à partir du moment où il s'agit de lettres occidentales, n'importe quel étranger peut les lire. Et vous n'imaginez pas le nombre d'adresses emails que j'ai un mal fou à retranscrire, tant elles commencent par une succession de lettres telles que "ymxwzj@...".